Par Jeb Sprague
Haiti Liberté: Édition du 10 Août au 16 Août 2011 & CHAN.
Tout au long de 2004 et 2005, les autorités non élues de facto d’Haïti,
aux côtés de fonctionnaires étrangers, ont intégré au moins 400
paramilitaires de l’ancienne Armée dans la force de police du pays,
selon ce que révèlent des câbles secrets de l’ambassade américaine.
Pendant un an et demi après le renversement du gouvernement élu
d’Haïti, le 29 février 2004, l’ONU, l’OEA et des responsables
américains, en conjonction avec les autorités haïtiennes de
l’après-coup, ont passé au crible la nouvelle force de la police du pays
- agent par agent - et ont intégré des paramilitaires dans le but de
renforcer à la fois le corps policier et en fournissant une «carrière»
alternative aux paramilitaires.
Des centaines de policiers considérés comme loyaux au gouvernement
renversé du président Jean-Bertrand Aristide ont été purgés. Certains
ont été pourchassés pour être jetés en prison, d'autres pour être
exécutés, selon de nombreuses sources interrogées.
Dans le même temps, d'anciens soldats des Forces armées d'Haïti (FADH), dissoutes en 1995, qui étaient rassemblés en une force
paramilitaire «rebelle» qui a travaillé avec l’élite d’opposition du
pays à renverser Aristide, étaient stationnés - officiellement et
officieusement - dans de nombreuses villes à travers le pays.
Dans ce cadre, une brigade de frappe extrajudiciaire a été assemblée à
Pétion-Ville. Elle a participé à des raids brutaux (parfois aux côtés de
la police), souvent plusieurs fois par semaine dans des quartiers de la
capitale en résistance contre le coup d’Etat, ainsi que cela a été
documenté dans une étude des droits de l’Homme de l’Université de Miami,
en Novembre 2004.
Les dépêches secrètes américaines détaillant le remaniement de la force de la police faisaient partie des 1918 câbles obtenus par l’organisation médiatique Wikileaks et fournis à Haïti Liberté.
Les câbles montrent que les fonctionnaires de l’ONU et des Etats-Unis
ont considéré le programme comme un moyen utile pour désarmer et
démobiliser les combattants, mais les implications en terme de donner
aux paramilitaires auteurs du coup d’Etat des emplois dans l’appareil de
sécurité du gouvernement ont été cachées ou ignorées.
Les câbles aussi ont montré clairement que les responsables américains
utilisant le procédé d’indicateurs d’alerte («redlines») et de signaux
avertisseurs
(«redflags») ont pris un rôle prépondérant dans les «réformes», ont
minutieusement suivi le processus de repeuplement de la police d'Haïti.
Des millions de dollars ont été recueillis pour le financement de la
démobilisation et de l'intégration des FADH- principalement par le biais
de l'ONU et des Etats-Unis- mais les responsables se sont également
adressés à d'autres gouvernements pour le financement.
Immédiatement après le coup d’Etat, le processus d’intégration a été
réalisé par les fonctionnaires du gouvernement soi-disant provisoire
d’Haïti
(IGOH), sous la supervision des États- Unis, de l’OEA et de l’ONU.
Puis, à partir de Novembre 2004, un système portant sur le long terme,
le DDR (Désarmement, démobilisation et réinsertion) de l’ONU, a été mis en
place. Une partie de ses tâches comprenait la poursuite de l’intégration
continue de certains des paramilitaires dans la Police nationale
d’Haïti (PNH).
Les câbles de l’ambassade américaine fournissent les détails de
l’intégration des paramilitaires dans la PNH et d’autres agences
gouvernementales. L’un des câbles le plus révélateur est intitulé «Les
ex-militaires du Nord rendent leurs armes; certains entreront dans la
police nationale.»
Le câble du 15 mars 2005 donne un aperçu d'une réunion deux jours plus
tôt au Cap-Haïtien en Haïti en présence du Premier ministre de facto
Gérard Latortue et du représentant spécial du Secrétaire général pour
Haïti, Juan Gabriel Valdès. Les fonctionnaires à un moment donné n’ont
supervisé qu’un «désarmement symbolique», où plus de «300 membres des
militaires démobilisés d’Haïti à Cap-Haïtien» ont rendu sept armes
purement symboliques et ensuite ont embarqué à bord d’autobus vers la
capitale.
Les fonctionnaires de l’ONU et de l’IGOH ont placé les paramilitaires à
l’École de la magistrature de Portau- Prince, où on plaçait de nombreux
autres ex-soldats.
Le câble décrit comment précédemment des hauts fonctionnaires de l’IGOH
avaient fait des promesses aux paramilitaires de l’ex-FADH. Certains
«des ex-soldats au Cap-Haïtien ont dit qu’ils avaient été informés par
le neveu du premier ministre et conseiller à la sécurité, Youri
Latortue, et le conseiller politique du PM, Paul Magloire, qu’ils
seraient admis dans la PNH», a expliqué le câble par l’ambassadeur
américain James Foley. «Pour nous et pour le reste de la communauté
internationale cela a un signal avertisseur... »
Mais à la réunion du 13 mars, M. Gérard Latortue «avait clairement
exprimé que ce n’était pas le cas», disant aux paramilitaires «que
l’intégration dans la PNH serait une possibilité pour certains, mais ils
devaient comprendre que tout le monde ne serait pas inclus dans la
police. Des ex-soldats non qualifié pour la PNH pourraient être
embauchés dans d’autres postes de l’administration publique (par
exemple, la douane, les patrouilles frontalières, etc)», a écrit Foley.
Mais les autorités de l’ONU et de l’IGOH voulaient garder une partie de
l’ensemble des ex-militaires comme une unité cohérente à préparer pour
être intégrée dans la police, révèle le câble. Les fonctionnaires ont
remis le dossier à l’UNOPS, une aile de l’ONU qui se concentre sur la
gestion de projet et des services d’approvisionnement.
En conséquence, «l’UNOPS a travaillé à la fois pour relocaliser le
bureau d’administration [des militaires démobilisés] et les quelque 80
individus de l’Ecole de la Magistrature dans un camp d’anciens
militaires dans le quartier de Carrefour en dehors de Port-au-Prince», a
écrit Foley. (En Mars 2011, l’auteur a visité un camp d’entraînement des paramilitaire des ex-FADH établi dans la zone de Carrefour).
Les priorités de l’ONU et des responsables américains semblent s’être
souvent portées à réaliser des succès symboliques comme la
«démobilisation» des paramilitaires. «Le symbolisme du désarmement des
ex-militaires et leur départ de la deuxième plus grande ville d’Haïti
représentent une percée significative», a conclu Foley dans son câble du
15 mars.
À l’époque, on était en train de loger environ 800 anciens militaires à Port-au-Prince, l’ONU aidant. Sur les 400 anciens soldats intégrés dans la police, en 2004 environ
200 venaient de la 15 ème classe de cadets de la PNH (appelé
«promotion» en Haïti), et 200 de la 17 ème promotion en 2005, disent les
câbles.
Le numéro 200 n’était pas un hasard. L’ambassade avait dit à l’IGOH que
«l’USG [Gouvernement des Etats-Unis] ne soutiendrait pas
l’incorporation de plus de 200 anciens militaires de la 17e promotion»
parce que «l’USG craignait que l’incorporation des ex-FADH en grand
nombre nuise aux mesures de réforme de la Police en cours; donc, ils
devaient être étroitement surveillés », explique un câble du 6 mai 2005.
Ce câble révèle aussi la domination de Washington sur la reconstruction
du corps de police. Dans une réunion, l’ambassade a déclaré au chef de
la PNH Léon Charles que «la pratique de permettre à une catégorie de
gens de recevoir des quotas spéciaux pour inscription dans une promotion
(comme cela s’était passé avec les ex-FADH) doit finir», a écrit Foley.
Tout soumis, «Charles a exprimé son accord et a déclaré qu’il mettrait
fin immédiatement à la pratique.»
Cela ne signifie pas que les exsoldats ne continueraient pas à être
intégrés, mais seulement que «des campagnes de recrutement à venir ne
feraient aucune distinction à l’égard des anciens militaires, mais
n’exerceraient non plus aucune discrimination contre quiconque ayant
servi antérieurement dans les Forces Armées d’Haïti», a dit Charles,
selon le câble.
Un câble du 5 avril 2005 explique que la promotion de la 16 ème classe
des 370 cadets de la PNH n’incluait «aucun de [ceux qui] avaient une
histoire d’activité à titre d’ex- membre des FADH .»
Dans un autre câble du 15 mars 2005 intitulé «Le DG [directeur général] Charles fait une mise à jour à
propos d’ex- membres de la FADH dans la Police nationale d’Haïti,» les
responsables américains ont tracé les grandes lignes du processus
d’intégration de nouvelles classes de cadets à la PNH.
Le câble a expliqué : «les fonctionnaires de l’OEA chargés de la
vérification de candidature à la police ont rapporté qu’environ 400 des
candidats des ex-FADH à l’Académie de police avaient été soumis à un
examen pour leur condition physique en date du 11 Mars .»
Les hommes, qui venaient tout juste de servir dans les escadrons
paramilitaires dans des régions du pays, étaient en lice pour 200 places
dans la PNH. Le câble explique qu’un certain nombre de ces personnes
avaient été embauchées dans les mois et l’année d’avant.
Le chef de police Charles a déclaré «que les ex-membres de la FADH de
la 15ème promotion qu’on avait mis dans les rues à l'automne dernier [de 2004] seraient de retour en classe.» Il était clair que les
fonctionnaires se sentaient un peu inquiets au sujet des nouvelles
recrues à intégrer dans la police, alors ils ont décidé que les cadets
ex-FADH de la 17ème classe, une fois diplômés, «seraient déployés
partout en Haïti sur une base individuelle et non pas comme un groupe.»
Charles a ajouté que parmi les 200 ex-FADH de la 15 ème classe, la plupart «avait été attribuée à de
petites garnisons de Port-au-Prince», ajoutant que, «bien qu’ils aient
été disciplinés, ils étaient plus âgés et physiquement plus lents.»
Des responsables de l’OEA ont noté que les responsables de la police
haïtienne qui étaient à ce moment en train d’aider l’OEA dans son
processus de vérification craignaient certains des paramilitaires qu’ils
interviewaient: «Le personnel de la PNH qui aidait l’OEA dans le
programme de vérification a eu peur d’interviewer certains des candidats
des ex-FADH craignant d’être potentiellement ciblés si le jury
disqualifiait un candidat.»
Des responsables américains ont déclaré qu’au sein du régime de facto,
les principaux acteurs de l’intégration des ex-membres des FADH ont été
le Premier ministre Gérard Latortue, le ministre de la Justice, Bernard
Gousse, et une poignée d’autres. L’ambassade américaine a cherché à
superviser la manière dont les fonctionnaires réalisaient l’intégration,
inquiets de l’impact que tout échec pourrait avoir.
«Nous avons soulevé cette question avec eux dans d’innombrables
occasions, en soulignant le danger réel pour l’IGOH de perdre le soutien
international pour son assistance à la PNH, si le processus
d’intégration des membres des ex-FADH dans la police n’était pas
conforme pas aux indicateurs d’alerte que nous avions fixés », a déclaré
le câble.
Les fonctionnaires de l’ambassade, ainsi que la mission de l’OEA,
«surveilleraient le recrutement, les tests, et le processus de
formation, y compris une révision des examens écrits, des résultats des
tests, et des résultats d’aptitude physique.»
L’ambassadeur Foley a ajouté que «la pression pour amener les exmembres
des FADH dans la PNH reste élevée,» probablement une référence à des
appels lancés par certains des plus puissants politiciens de droite et
de chefs d'entreprise du pays, qui avaient une relation de longue date
établie avec les paramilitaires des ex-FADH.
Mais le Chef de la police Léon Charles, a écrit l'ambassadeur américain
Foley à l'époque, était «inquiet que d’autres personnes dans la IGOH
aient fait des promesses irréalistes aux ex- FADH relatives à des
emplois dans la PNH dans le but de les convaincre de se démobiliser.»
Charles «s’inquiétait de ce que le groupe du Cap-Haïtien ne trace un
exemple que d’autres pourraient suivre, et a indiqué que l’IGOH pourrait
avoir plus de 1.000 anciens soldats à la recherche d’emplois
rapidement, y compris les 235 du Cap-Haïtien; 300 de Ouanaminthe; 200 du
Plateau Central;
150 des Cayes; 100 de l’Arcahaie, et 80 de Saint-Marc ».
Le second câble du 15 mars conclut «que l’USG était disposé à verser 3
millions de dollars pour le processus de DDR, mais ne pouvait pas
libérer les fonds jusqu’à ce que l’IGOH conclue un accord avec l’ONU sur
une stratégie et une programme acceptables pour le DDR.»
L’ambassade des Etats-Unis, jouant un rôle dominant, a voulu clairement
travailler en accord avec la politique d’un réseau transnational. Des
responsables américains avaient aidé à superviser d’autres processus
d’intégration, par exemple au Salvador et en Irak, et le programme de
DDR a été déployé dans un certain nombre d’autres pays où opèrent les
forces onusiennes, comme le Burundi, la République centrafricaine, la
Côte d’Ivoire, la République démocratique du Congo, le Libéria, la
Sierra Leone, la Somalie, le Soudan, l’Ouganda, l’Afghanistan, le Népal,
et les îles Salomon.
Après que Charles ait fourni des informations sur le suivi et les
processus par lesquels les groupes paramilitaires des ex-FADH avaient
été intégrés dans les forces de police, l’ambassadeur Foley remarquait
dans un câble du 5 avril
2005: «Les réponses épisodiques à nos demandes pour des mises à jour
sur des enquêtes à propos des droits humains démontrent l’incapacité de
la PNH à effectuer des enquêtes internes.»
Pendant leur première année au pouvoir, les autorités de l’IGOH
semblent avoir eu beaucoup moins de surveillance dans leur traitement de
l’intégration des ex-FADH dans la police. «Jusqu’à présent, le
ministère de l’Intérieur et / ou le Bureau d’administration [des soldats
démobilisés] ont été en charge de l’identification d’éventuels
candidats des ex-FADH à la PNH,» a écrit Foley dans un de ses câbles du
15 mars. Puis il a précisé que c’était les Etats-Unisqui menaient le
bal: «Cela doit changer, de telle sorte que les candidats des ex-FADH à
la police proviennent du processus de réinsertion / conseils
qu’administrera l’ONU (avec le soutien des Etats-Unis à travers
l’Organisation internationale pour les migrations).»
Il est clair également, en se rapportant aux câbles, qu’une fois que la
MINUSTAH et la PNH confrontaient un segment «renégat» des
paramilitaires, les responsables de l'IGOH étaient inquiets de la façon
dont cela pourrait saper le soutien auprès de leurs supporteurs de
droite, d’autant que beaucoup d'alliés de l'IGOH étaient de la riche
classe bourgeoise d'Haïti.
Après plusieurs tentatives pour arrêter l'un des paramilitaires les
plus brutaux des commandants opérationnels, Rémissainthe Ravix (qui
avait dirigé une faction de l'ex-armée qui s'est avéré finalement être
peu coopérative), l'ambassade américaine a noté en Mars 2005 que, selon le chef du personnel du Premier ministre Latortue,
«l’action récente de la MINUSTAH contre les renégats des ex-FADH était
en train de jouer largement contre l’IGOH.»
Des fusillades ont continué à se produire entre la police haïtienne et
une poignée de gangs dans les bidonvilles les plus pauvres de la
capitale en 2005, et à de nombreuses reprises la police a ouvert le feu
sur des manifestations pacifiques contre le coup d’Etat. «Le 27 avril a
été la quatrième occasion depuis Février quand la PNH a utilisé la force
de façon meurtrière», a expliqué un câble du 6 mai 2005. L’ambassade a
été vexée du fait que «malgré les demandes répétées, nous n’avons pas
encore vu les rapports objectifs écrits par la PNH qui articulent
suffisamment les motifs pour le recours à la force meurtrière. Tout
aussi inquiétants sont les rapports de première main de ces événements
sur les lieux mêmes par la PNH. Ils sont souvent confus et irrationnels
et ne répondent pas aux exigences minimales des rapports de police.»
La PNH, cependant, a travaillé avec les forces de l’ONU dans la
conduite de ces raids meurtriers. Léon Charles a reconnu, d’après le
câble du 6 mai, que les troupes de l’ONU avaient comme «pratique
courante» de mettre les forces de la PNH, plus légèrement armées, à la
tête de leurs unités en entrant dans Cité Soleil, et cela «donnait
souvent lieu à des réactions excessives de la PNH qui prématurément
faisait recours à l’usage de force mortelle.»
Les câbles de WikiLeaks révèlent à quel degré Washington et l'ONU ont
supervisé la formation de nouveaux policiers en Haïti et ont approuvé
l'intégration des paramilitaires des ex-FADH qui avaient pendant des
années ciblé avec violence les classes populaires d'Haïti et des
gouvernements élus démocratiquement.
Jeb Sprague est l'auteur d'un livre à paraître sur le paramilitarisme avec Monthly Review Press. Voir son blog http://jebsprague.blogspot.com/ et les tweets au http://twitter.com/#!/JebSprague
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